23 % des salariés européens pensent que leur temps de travail devrait être réduit. Ce chiffre, brut et sans fard, ne laisse aucune place à l’ambiguïté : le modèle des longues journées au bureau vacille. Pourtant, dans les hautes sphères économiques, la réduction du temps de travail continue de susciter la méfiance, voire l’agacement. Mais les faits sont là : dans les entreprises qui osent franchir le pas, les arrêts maladie s’effondrent, les équipes respirent à nouveau. Les études ne manquent pas et convergent sur un point : la productivité ne grimpe pas au rythme des heures empilées. Elle suit d’autres lois, moins mécaniques, plus humaines.
Les expériences menées en Islande et au Japon ne relèvent plus de l’exception. Elles forcent à revoir notre conception de la performance : le présentéisme ne fait plus recette, l’efficacité s’invente ailleurs. Ces initiatives alimentent le débat public et replacent la santé mentale, l’organisation du temps et le sens du travail au cœur de la réflexion. Le temps est venu de regarder la réalité en face : vivre mieux commence souvent par travailler autrement.
Pourquoi le temps de travail façonne-t-il notre bien-être ?
Dans notre société, le travail occupe une place démesurée. La réussite professionnelle façonne l’identité, le statut, la respectabilité. Le salariat ne se limite pas à un revenu : il conditionne l’accès à la sécurité sociale, à la retraite, à l’assurance maladie. Cette centralité organise la vie collective, mais elle pèse lourdement sur la qualité de vie de chacun.
Le spectre du chômage plane, empêchant souvent de remettre en question le modèle dominant. Lier la protection sociale à l’emploi à temps plein verrouille l’ensemble : sans CDI, pas de filet. Pourtant, les attentes changent. Les jeunes générations mettent la liberté, l’équilibre vie pro/vie perso et la santé mentale en tête de leurs priorités. Elles secouent la hiérarchie des valeurs au profit de la QVT, du bien-être, du temps pour soi et pour les proches.
Pour montrer ce glissement, voici ce qui caractérise les nouvelles attentes envers le travail :
- Motivation et stress se déplacent sur des terrains autres que la simple accumulation d’heures.
- L’équilibre vie-travail devient un argument clé pour attirer les talents.
- La santé mentale et physique s’impose dans les débats, soulignant les effets délétères d’un rythme effréné.
Le modèle salarial, longtemps synonyme de stabilité, montre ses fissures : perte de sens, explosion des burn-out, défiance à l’égard des schémas classiques d’organisation. Désormais, la question n’est plus de travailler toujours plus pour vivre mieux, mais de repenser la place du travail pour redonner du souffle à l’existence.
Moins d’heures, plus de vie : ce que disent les études et les expériences concrètes
La réduction du temps de travail s’impose petit à petit dans le débat public. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En Islande, la semaine de quatre jours, testée entre 2015 et 2019, a permis de faire baisser l’absentéisme, tout en maintenant, voire en améliorant, la satisfaction et la productivité. Le Royaume-Uni s’est lancé avec 61 entreprises : près de 90 % d’entre elles ont décidé de continuer après la fin de l’expérimentation. En France, la semaine de 35 heures a ouvert un nouvel horizon, malgré les débats animés et les ajustements nécessaires.
Plusieurs initiatives structurent le débat sur l’évolution du temps de travail :
- La Convention Citoyenne pour le Climat propose de descendre à 24 heures hebdomadaires, interrogeant profondément le rapport au travail.
- La CGT milite pour 32 heures sans baisse de salaire, soutenue par des collectifs comme le CTM.
Des entreprises françaises franchissent le cap, avec des résultats concrets : moins de burn-out, une qualité de vie renforcée, un regain d’engagement et des arrêts maladie en net recul. La réduction du temps de travail prend aussi une dimension écologique : moins d’heures, c’est moins de trajets, une consommation plus sobre de ressources, une pression moindre sur les infrastructures. Les différentes expérimentations tendent à se rejoindre : les paradigmes évoluent, la société s’adapte.
Entre productivité et épanouissement, faut-il vraiment choisir ?
La productivité s’est imposée comme mesure suprême depuis la révolution industrielle. Tableaux, classements, chiffres : tout est quantifié. Pourtant, la promesse s’est diluée. Accroître la production n’a pas libéré plus de temps pour les salariés. La quête effrénée de croissance montre ses limites : lassitude, perte de sens, recherche d’une autre valeur. David Graeber a mis en lumière les « bullshit jobs » : des emplois perçus comme inutiles, générant frustration et absurdité. À l’autre bout, les « shit jobs » accumulent précarité et tension, alors même qu’ils sont indispensables.
La crise écologique expose le revers de la médaille : surconsommation des ressources, planète sous pression. Le travail n’est pas neutre ; il modèle nos rythmes, nos aspirations, nos identités. Mettre l’accent sur l’équilibre entre vie professionnelle et bien-être n’a jamais été aussi pertinent. Les jeunes générations l’ont compris : la qualité de vie prend le dessus sur le salaire, dès le choix d’un poste.
On voit apparaître une nouvelle dynamique : moins d’heures au bureau, plus d’énergie pour la créativité, la santé, la vie. Les entreprises qui s’engagent dans cette voie constatent un regain de motivation, un stress mieux maîtrisé, une performance stable, parfois supérieure. Le décompte des heures laisse place à la recherche de sens, d’impact, d’utilité. La transition écologique invite à repenser la création de valeur : sortir du tout-chiffre pour redéfinir le tempo, entre action et respiration.
Adopter une philosophie antiproductiviste : pistes pour changer sa relation au travail
Le paysage se transforme. Céline Marty, autrice de « Travailler moins pour vivre mieux », éclaire le débat : réduire son temps de travail, c’est reconquérir son temps, sa liberté, sa créativité. André Gorz, dès les années 1980, défendait déjà cette vision : moins d’heures, plus d’autonomie, une société rééquilibrée. Le Collectif Travailler Moins (CTM) propose des actions concrètes : organiser des apéros détravail, recréer du lien hors du bureau, faire émerger de nouvelles formes de convivialité et de sens, loin de l’obsession du résultat.
Le revenu universel, soutenu par Benoît Hamon, s’invite dans la réflexion : dissocier la protection sociale de l’emploi, sécuriser les parcours, sortir du tout-plein-temps. L’économiste Jean-Marie Harribey mise sur la décroissance et la sobriété joyeuse : moins de travail, moins de ressources gaspillées, une vie plus dense. La pandémie a servi de révélateur : le rapport au travail s’est fissuré, la frontière entre sphère privée et sphère professionnelle s’estompe, ouvrant la voie à de nouveaux équilibres.
Voici quelques pistes concrètes pour repenser sa relation au travail :
- Replacer le travail à sa juste mesure : ni centre absolu, ni néant, mais point d’équilibre.
- Oser de nouveaux rythmes : semaine de quatre jours, partage des responsabilités, temps partiel choisi, expérimentations collectives.
- Réinventer la protection sociale : la rattacher à la personne plutôt qu’au poste occupé.
Le mot d’ordre lancé par le Front populaire puis le Collectif Roosevelt, « travailler moins pour travailler tous », retrouve de la vigueur. De nouvelles pratiques émergent, les façons de penser se renouvellent. La sobriété et la solidarité deviennent des moteurs puissants. Qui sait ce que pourraient accomplir des millions de vies libérées du carcan des horaires imposés ? La prochaine révolution du travail pourrait bien commencer… par la liberté de disposer de son temps.

